Ivresses

clip_image001

 

Il était étendu en silence, les jambes posées sur un repose-pied, les yeux fermés, les bras amorphes. Parfois un grognement le faisait sursauter. Il cuvait dans son fauteuil devant le téléviseur éteint. La photographie de sa mère le contemplait, vieille femme en en blouse gris-bleue passé ; elle jetait sur lui un regard froid.  Il se réveilla pour fumer une gitanes maïs. Dans une grimace, au milieu de la cigarette, il passa l’ongle de son pouce sur sa lèvre inférieure. Je n’ai jamais compris ce geste.

Après avoir écrasé son mégot, il m’a tendu un billet de 50 francs. Je ne l’ai pas attrapé. J’ai hurlé:  « Non ! Je n’irai plus acheter ton poison ! ». Il buvait entre trois et six bouteilles de vin par jour. J’étais son coursier. J’avais neuf ans. À ce moment-là, j’ignorais qu’en renonçant à le tuer, je permettais aux garçons du quartiers de devenir ses assassins.

Après mon refus, il m’appela « la fouine », me disait « bon à rien », et mieux, « mauvais à tout ». Je  ripostais d’un « Ivrogne » cinglant. Il feignit d’être aveugle pour ne plus me voir. Cependant, il était capable de compter le nombre de gâteaux ou de tartines que j’avais mangés, de rapporter méticuleusement à ma mère mon activité et transformait le moindre de mes gestes en bêtises insupportables. Je taisais les siennes.

Pourtant, il me raconta comment, jeune garçon encore, il courait les filles. Il me disait qu’à la campagne, les jeux de séduction commençaient tôt et qu’être enfant de Chœur lui permettait de rouler dans les foins, le dimanche, avec des gamines pas si farouches. Il me contait avec minutie le vol du vin de messe dans la sacristie suivit de celui des clopes puis la réunion secrète, avec ses copains, dans une grange où « ils jouaient à l’homme » ; l’expression resta mystérieuse. Il m’a appris à tricher aux cartes.  Il me parlait peu des chantiers, des brouettes et de la guerre. Il aimait surtout me raconter les bals, le son de l’accordéon, les jupes tournoyantes des filles qui le hantaient depuis l’enfance.

Puis il s’endormait et tout recommençait.

Un soir, je suis entré dans la chambre où il cuvait. Il a ouvert les yeux. Son regard chercha un fantôme. D’un coup, il s’est mis à parler. Il ne pouvait plus s’arrêter. Ce fut une vomissure de peurs, d’angoisses, de regrets. Il y eut un long silence. Je suis resté interdit.  Puis il a dit : « Je t’aime comme tous mes autres enfants » et il pleura. J’ai quitté la chambre sur la pointe des pieds.

Il était ivre et ne se souvint jamais de cette soirée.

Il a continué à être odieux et à épier le moindre de mes gestes, m’humiliant quand il le pouvait. J’ai continué à lui tenir tête.

Mon père me détestait avec cordialité, je le haïssais avec indulgence.  Nous n’avons jamais su nous parler.

Il est mort le dimanche 24 avril 1988, à l’hôpital, seul.

Leave a comment